©Agathe Poupeney/OnP |
23 octobre 2017 : S’il est fréquent de programmer Don Carlo en italien, il est très rare de monter Don Carlos, l’œuvre en 5 actes sur un livret en français telle que Verdi la livra à l’Opéra de Paris il y a 150 ans. Il est tout aussi rare d’y convier cinq interprètes dans l’âge d’or de leurs performances vocales: Jonas Kaufmann,Sonya Yoncheva, Elina Garanca, Ludovic Tézier et Ildar Abdrazakov. Des voix rompues à l’intensité capables de débordements héroïques et d’intériorité profonde.
Les grandes espérances de ce Don Carlos auront tenu toutes leurs promesses, ce sont cinq heures d’un festin vocal qui filent comme un rêve éveillé. D’autant que cette partition de Verdi est purement envoûtante, une œuvre forte au style musical si abouti que l’on a du mal à imaginer que sa création connut un accueil mitigé.
En contraste avec l’or pur, la mise en scène de Krzysztof Warlikowski n’éblouit pas. En confiant cette nouvelle production au metteur en scène polonais, Stéphane Lissner savait que sa conception serait assez éloignée de l’Espagne de Velázquez. Elle se révèle un peu fade et froide, loin des brûlures de la partition. Personnellement, je lui reprocherais son absence d’obligeance envers cette pléiade d’étoiles réunies pour transcender ce chef-d’œuvre de Verdi.
Ce sont les voix qui prennent toute la place et on en oublie la mise en scène.
Sonya Yoncheva et Jonas Kaufmann ©Agathe Poupeney/OnP |
Trouvant mille et une couleurs, Jonas Kaufmann incarne l’Infant au cœur crucifié. Habité, intense, son intelligence du texte et du sens s’incarne dans la voix. L’ancrage dans la profondeur pour un chant vibrant de doux frémissements contagieux.
Scintillante et voluptueuse, Sonya Yoncheva campe une Elisabeth émouvante. De son épanouissement vocal, elle en fait la beauté. Ses facilités sont confondantes, c’est l’une des plus impressionnantes sopranos actuelles.
Qui mieux que Ludovic Tézier pour défendre la noblesse de cette écriture française. Cette musicalité aristocratique, ce souffle infini, cette intensité venue du plus profond de lui-même font de la mort de Posa l’un des moments forts de la soirée. Notre baryton français fait un sans-faute dans tous ces rôles verdiens qui semblent écrits pour lui, Don Carlos mais aussi Alphonse XI, Germont père, Macbeth, Don Carlos di Vargas ou Simon Boccanegra.
Ludovic Tézier, Ildar Abdrazakov et Elina Garanca |
Pour incarner la Princesse Eboli, femme jalouse et humiliée, Elina Garanca et ses aigus meurtriers est littéralement époustouflante. Grande actrice d’une étoffe vocale singulière, elle ose tout et fascine.
Enfin, Ildar Abdrazakov est tout aussi royal dans le rôle de Philippe II. Physique imposant, voix de basse tellurique altière dont il sait tirer les accents noirs et le velours.
Longue ovation debout pour ces artistes, saluant leur prestation et leur engagement dans les difficultés de ce long ouvrage en français, une complicité absolue semblant unir ces virtuoses.
Direction vive et assurée de Philippe Jordan qui tisse de beaux effets dramatiques avec l’orchestre pour traduire les subtilités infinies de l’ouvrage, plein d’attention aux interprètes lors des passages plus intimistes.
Autre personnage important mais collectif, les Chœurs de l’Opéra de Paris sont sublimes. On mesure l’immense travail accompli avec José Luis Basso pour sceller cette harmonie avec ces interprètes hors-format. La grande scène de l’autodafé est particulièrement saisissante.
La conception de Krzysztof Warlikowski alterne idées intéressantes, audaces convenues et plateau monacal. Vaste espace dépouillé, décors minimalistes, économie de mouvements et sobriété des costumes, l’action se déroulant à une cour royale non identifiée dans les années 50. La logique irrépressible du renouveau à tout prix. Dans l’immensité et la froideur de Bastille, ce supplément d’espace sans supplément d’âme a dérangé et déçu, à l’évidence. On aurait aimé plus de force, plus d’imagination théâtrale, plus de panache !
L’histoire mêle intrigue politique, poids vénéneux de l’église et histoire d’amour sacrifiée. L’impact du pouvoir sur la vie des protagonistes les détruit à petits feux, ne subsistent que solitude et désespoir.
Atmosphère étouffante du palais de l’Escurial, hauts murs recouverts de boiseries foncées, vaste espace clos et austère dans lequel arrivent des "boîtes" selon la situation dramatique, salles d’escrime, de cinéma privé, de cellule de prison.
Sans démonter la mécanique originelle du drame, amours manqués et solitudes à la Cour d’Espagne, Warlikowski avoue s’être concentré sur l’intimité secrète des personnages. Dès le début de l’opéra, Don Carlos est un homme seul et perdu. Il évolue sur une bande étroite blanche en bordure de scène, emmuré dans sa folie. Il songe à son amour impossible pour Elisabeth. Désespéré, il s’est coupé les veines. Evanoui, il revit sa rencontre sous la forme d’un flash-back. Le destin ne l’a pas épargné : inconsolable de son amour perdu, soumis à son père qui le sacrifie à la raison d’état et de l’église, désespéré de la mort de son seul ami fidèle sous ses yeux.
On oublie vite quelques bizarreries de mise en scène: on pratique l’escrime et on fume à la cour, le Grand Inquisiteur portent des lunettes noires et Elisabeth se suicide avec du poison.
On oublie moins ces (trop) grands espaces ascétiques comme la Contre-Réforme "pour jouer avec la solitude des personnages".
Krzysztof Warlikowski lui-même a vécu un grand moment de solitude aux saluts des deux premières représentations.
Il faut toutefois saluer le travail d'acteur des interprètes que les plans rapprochés de la version filmée mettent en valeur, comme certains détails de la mise en scène peu visibles.
Dans la grande lignée des soirées inoubliables, le souvenir de ce Don Carlos n’est pas près de s’éteindre. Ces cinq heures de bonheur musical résonnent déjà comme une légende dans mon panthéon personnel.
Photos ©Agathe Poupeney/Opéra national de Paris
Je partage pleinement votre analyse au sujet de cette mise en scène qui est loin de faire honneur à cette distribution cinq étoiles et n'est vraiment pas captivante...Ce sont effectivement les voix et l'interprétation qui resteront dans les mémoires et dans les cœurs, la "vision" du metteur en scène sera vite oubliée...
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