Iolanta & Le Château du prince Barbe-Bleue à New-York

Ombre et lumière

Anna Netrebko (Iolanta) et Nadja Michael (Judith)

23 février 2015 : Deux opéras en un acte rarement joués, une distribution qui frise l’idéal vocal et dramatique et une mise en scène qui captive immédiatement. 

Le Metropolitan Opera invite au voyage poétique et psychanalytique avec Iolanta, l’éveil psychologique d’une princesse aveugle, l’ultime opéra de Piotr Ilitch Tchaïkovski, et Le Château du prince Barbe-Bleue, l’unique opéra de Béla Bartok, dans lequel la jeune mariée Judith veut déverrouiller sept portes pour découvrir les sombres secrets de son mari.

Enveloppée d’une esthétique de films noirs peuplés d’héroïnes hitchcockiennes, cette double production du metteur en scène polonais Mariusz Trelinski est l’une des plus fortes et troublantes de la saison new-yorkaise. Une proximité musicale audacieuse et réussie avec d’un côté, le lyrisme et le romantisme de Tchaïkovski, et de l’autre, l’écriture moderniste de Bartok soulignant chaque frisson. Anna Netrebko, Piotr Beczala, Nadja Michael et Mikhail Petrenko comblent ce spectacle d’un très haut niveau de chant et d’investissement dramatique sous la baguette de Valery Gergiev.


Loin de proposer deux mondes distincts, Mariusz Trelinski imagine deux mondes parallèles reliés subtilement par les profondeurs d’une forêt mystérieuse. Image symbolique de la vie inconsciente, la forêt est sombre avec des rayons de lumière, de même qu’elle renferme d’innombrables dangers mais aussi de belles clairières. Symbole également de l’inconnu et des instincts: traverser la forêt, c’est affronter et peut-être vaincre ses angoisses les plus ténébreuses. 

Iolanta raconte l’histoire d’une princesse aveugle de naissance qui ignore ce que lumière et beauté signifient. Convaincu que cette cécité est une disgrâce et qu'elle peut conduire Iolanta à être malheureuse, son père va tout faire pour qu'elle ignore son état. Ibn-Hakia, un médecin philosophe maure comprend rapidement sa "pathologie".


Si Iolanta souffre, ce n'est pas d'être aveugle, mais plutôt de ne pas vouloir voir par ignorance de son état. Une sensation d’enfermement clinique est entretenue par des domestiques habillés en soignants qui entrent et sortent de cette chambre-cube tournant sur elle-même et cernée de l’obscurité de la forêt.
Difficile de ne pas faire de rapprochement psychanalytique car la condition de sa guérison est évidente: il faut que Iolanta prenne conscience de son état afin qu'elle puisse commencer à désirer voir. "Lorsque la grande vérité atteindra son esprit, alors il sera possible que le désir éveille à la lumière les ténèbres du corps." chante le médecin.

Piotr Beczala et Anna Netrebko
Nous sommes dans un conte, le salut viendra nécessairement du prince charmant. Un jour, le chevalier Vaudémont brave l’interdiction d’entrer dans cet espace protégé. Il tombe amoureux de Iolanta puis découvre sa cécité. Il lui parle alors de la beauté du monde et de la lumière "la première création divine, la gloire de la manifestation de Dieu, la plus belle perle de sa couronne." L’amour et la lumière de l'âme donnant accès à la lumière des sens, la belle princesse sort de l’obscurité et recouvre la vue. 
Après les mélodies élégiaques et le suave duo des amoureux réunis, le final est un chœur magnifique, comme une cérémonie de mariage où l’on remercie Dieu pour ce que l’on considère comme un miracle.

Anna Netrebko incarne Iolanta, la jeune fille aveugle aux accents mélancoliques et intensément lyriques. Dotée de son timbre voluptueux et de ses aigus somptueux, la soprano apporte ce supplément d’âme russe en affinité avec ses origines. Très à l’aise avec les exigences de la partition, Piotr Beczala illumine ce rôle du chevalier Vaudémont avec la chaleur de son timbre et la vaillance de ses aigus corsés.


En miroir, dans Le Château du prince Barbe-Bleue, l’héroïne est animée du désir de voir entrer la lumière dans le château sombre et glacial. Le rideau se lève sur un huis clos dramatique : le dialogue impossible entre l’homme, Barbe Bleue, et la femme, Judith. Celle-ci est entrée avec violence dans la nuit du prince, elle enrage contre l’absence de lumière et ne voit que le suintement du sang, convaincue que c’est le sang des anciennes épouses assassinées. 

Nadja Michael (Judith) et Mikhail Petrenko (Barbe-Bleue)
Au péril de sa vie, elle va franchir les sept portes à ne pas transgresser ouvrant sur la psychologie intime et le passé de Barbe-Bleue : la violence (salle de torture), la force (salle d’armes), la richesse (salle du trésor), la beauté (jardin secret), le pouvoir (royaume), la tristesse (lac de larmes) et enfin, l’amour et le passé (les anciennes femmes). Tout ce sang omniprésent semble peu à peu couler d’une blessure de Barbe-Bleue que la défiance de Judith lui inflige. Elle ne voit pas la profondeur de l’âme de l’homme blessé et sa transgression ne sera pas pardonnée. 
Le château intérieur de Barbe-Bleue est lui-même un personnage vivant, avec les douleurs et les larmes qui encadrent l’existence. Là, il ne peut être que seul. Et pour ne pas l’avoir compris, Judith va rejoindre dans les ténèbres les autres tentatives d’amour de Barbe-Bleue. Elle découvre que les autres femmes sont vivantes, mais dans l’éternité des morts-vivants, et elle devient l’épouse de la nuit dans son manteau étoilé. 

Nadja Michael a un sens dramatique remarquable et elle joue son personnage avec émotion et véhémence. Son timbre de voix ajoute le dramatisme qui convient à la jalousie inquisitrice de Judith. Mikhail Petrenko campe un Barbe-bleue de présence scénique impressionnante. Jamais autoritaire, mais mystérieux et résigné, comme prisonnier de lui-même. Tous deux s’immergent dans l’intensité des émotions de leurs personnages. 
La musique de Béla Bartok est comme un volcan en éruption qui déverse sa puissance et ses sonorités expressionnistes. Inspirée par ce réalisme enflammé, la mise en scène de Trelinski réussit à rendre fascinants les méandres de ce parcours symbolique.



On se laisse emporter dans une expression dramatique croissante enchaînant les scènes-chocs dans une atmosphère diaboliquement poétique : la forêt de racines flottantes, la descente sans fin dans l’ascenseur d’un film noir, les femmes mortes-vivantes errantes, la beauté inquiétante de la scène du bain de Judith, la chambre de torture et ses armes ensanglantées, jusqu’à l’apparition hypnotique de Barbe-Bleue par une porte mystérieuse. 

Judith quitte le présent qu’elle n’a pas su vivre. Barbe-Bleue s’en retourne, seul à jamais, dans son château froid à jamais: "Désormais plus rien que l’ombre, l’ombre, l’ombre.". Tout s’éteint, la musique aussi.



Iolanta de Tchaïkovski, opéra en un acte sur un livret de Modeste Tchaïkovski d’après La Fille du Roi René d’Henry Hertz, créé en 1892 au théâtre Mariinsky de Saint-Pétersbourg.
Anna Netrebko (Iolanta), Piotr Beczala (Vaudémont), Ilya Bannik (Roi René), Aleksei Markov (Robert), Elchin Azizov (Ibn-Hakia), Mazia Nioradze (Marta), Matt Boehler (Bertrand), Keith Jameson (Alméric), Katherine Whyte (Brigitte), Casandra Zoé Velasco (Laura)
Le Château du Prince Barbe-Bleue de Bartók, opéra en un acte sur un livret de Béla Balász d’après le conte de Charles Perrault, créé en 1918 à Budapest.
Nadja Michael (Judith), Mikhail Petrenko (Barbe-Bleue)

Orchestre et Chœur du Metropolitan Opera, direction Valery Gergiev - Production de Mariusz Trelinsky
Représentation du 14 février 2015

Images ©Marty Sohl/Metropolitan Opera


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