Tancredi de Rossini au TCE

Ciofi, sublime Amenaide

Patrizia Ciofi & Marie-Nicole Lemieux, 
© Vincent Pontet Wikispectacle
23 mai 2014: Après Otello et Le Barbier de Séville, Tancredi est le troisième volet du Festival Rossini au Théâtre des Champs-Elysées. Chanter Rossini relève toujours de l’exploit, exigeant maîtrise technique, flexibilité vocale, légèreté et raffinement. Rossini signe ici deux magnifiques rôles de femmes soprano et contralto et les interprètes de ce mélodrame héroïque en sont le parfait révélateur. 
Patrizia Ciofi domine cette distribution et nous offre l’une de ses plus incandescentes compositions. Son Amenaide déchirée est une merveille de virtuosité, d’engagement scénique et d’émotion. 
Pour sa prise de rôle, Marie Nicole Lemieux réussit son incursion dans le genre seria et incarne un Tancrede éprouvé par le destin, à la fois jeune et touchant. Les accords de voix dont le compositeur joue à merveille sont sublimés par ces deux artistes. La direction de Enrique Menzola est superbe de finesse nous révélant pleinement cette écriture orchestrale si réjouissante. La mise en scène sobre et froide est à l’opposé des couleurs rossiniennes.

Cet opéra contribua à la reconnaissance mondiale du jeune Rossini de 21 ans. En 1813, Tancredi est une révolution dans le genre opera seria. Le compositeur a déjà écrit neuf opéras bouffes et il va apporter au genre la vivacité qui le caractérise et soigner de courts récitatifs pour éloigner l’ennui. Il donne ainsi vie à des mélodies simples qui emportent tout et surtout l’adhésion du public.


De g. à dr.: Josè Maria Lo Monaco, Sarah Tynan, Marie-Nicole Lemieux,
Patrizia Ciofi, Christian Helmer, Antonino Siragusa
© Vincent Pontet Wikispectacle
Nous sommes à Syracuse, an 1005, pendant l'invasion des Sarrasins. Une guerre civile déchire la cité mais Argirio et Orbazzano, deux nobles syracusains mettent fin à leurs querelles. Pour souder cette alliance, Argirio promet sa fille Amenaide en mariage à Orbazzano qui se prépare au combat contre les Sarrasins menés par Solamir. Amenaide est amoureuse de Tancrède qui a été banni de la ville, elle lui envoie une lettre qu'il n'aura jamais. La missive est interceptée par les Sarrasins qui la croient adressée à leur chef Solamir. Orbazzano en révèle le contenu et Amenaide est condamnée à mort pour intelligence avec l’ennemi. Pour protéger Tancrede, elle se refuse à en révéler le véritable destinataire. Se croyant trahi par sa bien-aimé, Tancrède retourne au combat où il sera mortellement blessé. La vérité sur la lettre éclate mais trop tard, le héros agonisant pardonne à la jeune fille avant de mourir dans ses bras.


© Vincent Pontet Wikispectacle
Dans ce labyrinthe des sentiments, Patrizia Ciofi est prodigieuse et bouleversante à chaque intervention. Il est assez rare de voir un tel engagement scénique. Dès son entrée, la soprano nous capture dans son monde intérieur et son chant nous fait frissonner de bonheur et d’émotion. On la sent en parfaite osmose avec cette partition et elle ose tout avec brio, aigus et suraigus en chaîne. La scène de la prison est littéralement inouïe. Le regard noir désenchanté et en proie au déchirement de son amour perdu, on découvre toute la souffrance d’Aménaide qui préfère mourir que de révéler son amour pour Tancrède. Patrizia Ciofi donne consistance à ce personnage qui trouve le courage de se sacrifier et en exprime toute la sensibilité. Seule et au désespoir au second acte, baignée dans cette musique très inspirée, la cantatrice nous offre une de ses plus impressionnantes prestations. Elle est vraiment l’une des sopranos les plus accomplies de sa génération et une vibrante ovation saluera sa performance.

© Vincent Pontet Wikispectacle
Dans cette histoire d’amour aux accents de tragédie, Tancrède est incarné par Marie-Nicole Lemieux avec sa voix aux sublimes couleurs de contralto, une tessiture qui la conduit souvent à chanter en pantalon. Face à l’éblouissant chant de sa partenaire, son chant est sobre mais tout en noblesse et lyrisme désespéré. La voix est souple, le timbre est magnifique, sombre, avec la force et l'énergie d'une voix masculine, le jeu de scène est tout en intériorité douloureuse. Enfermée dans un costume d’homme, la pétulante cantatrice doit se fondre dans cette incarnation teintée de souffrance et d’effroi dans ce jeu de méprise et trahison. Un rôle éloigné de son tempérament extraverti qu’elle aborde dans une expression toute en retenue mais en grande technicienne aux aigus percutants.

© Vincent Pontet Wikispectacle 
Antonino Siragusa incarne Argirio, cette figure paternelle aux hésitations poignantes, avec beaucoup de conviction et une technique solide. Le personnage cruel d’Orbazzano est incarné par Christian Helmer d’une voix superbe. L'Isaura de José Maria Lo Monaco et le Roggiero de Sarah Tynan sont très convaincants.


Jacques Osinski dit avoir voulu se pencher sur la dimension politique du livret "pour éviter de se laisser uniquement emporter par la puissance de la musique en oubliant les enjeux scéniques qui sont très forts" dit-il. Ainsi, il transpose l’ouvrage à la période contemporaine : séance de vote (clin d’œil à l’actualité ?) dans une salle de d’ambassade, chaises pliantes et bureau d’acajou imposant, élite diplomatique en costumes cravates, gerbes de fleurs de remise de décorations, parloir de prison actuel. Ce changement d’époque affaiblit l’ouvrage tout en banalisant les personnages. Point de panache, mais du concret politique, un univers froid et dur où les sentiments n’ont pas droit de cité. On chemine dans des pièces de plus en plus petites comme pour progresser dans l’intériorité des personnages.

Cette lecture sobre et épurée se termine sur la vision d’une paillasse de soldat cernée d’un halo de lumière, le lit de mort de Tancrede. Il est difficile de se projeter dans cette histoire d’amour impossible, d’honneur et de vengeance en l’an 1005. Au final, notre attention se concentre sur la beauté des voix et sur la générosité du jeu de scène des interprètes. A eux seuls, ils réussissent à créer une tension dramatique et leurs performances sont encore plus remarquables dans cette désertification scénique. Les voix emportent tout mais on aurait aimé une transcription théâtrale plus éloquente de ces affects humains soulignés par l'éclat des ornementations de Rossini. Il est d’ailleurs surprenant que le metteur en scène n’ait pu mieux traduire scéniquement la richesse de son analyse de l’oeuvre explicitée dans le programme. Cette vision s’avérait pleine de promesses.

© Vincent Pontet Wikispectacle
A la tête de l’Orchestre Philarmonique de Radio France, le chef Enrique Menzola voue manifestement un véritable culte à Rossini. Il réussit une balance parfaite entre les voix et la fosse d’orchestre, exhalant toute la légèreté de la construction rossinienne. Des duos de voix féminines aux chœurs d’hommes somptueux, le support de l’orchestre souligne les accents mis sur les sentiments et les rebondissements dramatiques. Il invite ainsi les interprètes à trouver la meilleure phrase musicale ou la justesse d'une expression particulière, tout simplement le meilleur d’eux-mêmes !



Tancredi de Gioachino Rossini
Livret de Gaetano Rossi, d’après la tragédie éponyme de Voltaire.
Avec Marie-Nicole Lemieux (Tancredi), Patrizia Ciofi (Amenaide), Antonino Siragusa (Argirio), Christian Helmer (Orbazzano), Josè Maria Lo Monaco (Isaura), Sarah Tynan (Roggiero).
Chœur du Théâtre des Champs-Elysées,  Alexandre Piquion, Chef de chœur
Orchestre Philharmonique de Radio-France. Enrique Mazzola, direction musicale.
Mise en scène de Jacques Osinksi. Décors et costumes de Jacques Ouvrard. Lumières de Catherine Verheyde

Théâtre des Champs-Elysées, 19 mai 2014

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