Manon Lescaut de Puccini à Munich

Messagers des dieux de l’émotion


7 décembre 2014 : Dans un dernier frisson, le public respire à l’unisson de l’âme de Manon. Un dernier spasme et la détresse sans fond de Des Grieux nous laissent sous le choc d’un très grand moment d’opéra. 
Ce soir, l’art lyrique est servi par deux artistes en symbiose scénique et musicale. Jonas Kaufmann et Kristine Opolais sont les deux protagonistes principaux de la nouvelle production de Manon Lescaut de Giacomo Puccini au Bayerische Staatsoper de Munich. La fusion parfaite des timbres et des sensibilités, la générosité vocale du ténor et les vibrations pénétrantes de la soprano hissent l’intensité à un niveau rarement atteint. Ils sont les deux messagers des dieux de l’émotion auxquels la musique de Puccini a donné des ailes.


Hans Neuenfels installe sa Manon dans un univers elliptique gris-noir peuplé d’êtres stylisés avec leur chevelure fauve pour seule touche de couleur. Les humains, ce sont Manon et Des Grieux, évoluant dans cet univers signifiant de leur isolement émotionnel. Leurs costumes d’un classicisme romantique se distinguent du modernisme burlesque et coloré de l’ensemble.



Ni soufre, ni scandale dans cette production libérée du climat de troubles et d’interrogations des derniers jours de répétitions. L’harmonie n’étant pas de mise entre le metteur en scène et Anna Netrebko, celle-ci abandonna la production deux semaines avant la première, pour "divergence d’approche artistique". Toute à sa joie de retrouver Jonas Kaufmann, Kristine Opolais sauta dans l’avion, abandonnant le rôle de Mimi à Sonya Yoncheva sur la scène du Met.

A Munich, on retrouve intacte cette alchimie artistique qui fit leur premier succès à Londres mais on y retrouve amplifiés la sensualité, la tendresse, la détresse et les élans de survie des amoureux passionnés confrontés à un monde moins fantastique que leurs rêves. Un monde où chacun n’est plus ce qu’il prétend être, où il s’agit d’endosser une combinaison clownesque pour masquer son humanité, où les chevaux de la diligence se cachent derrière des humains emplumés, où l’Éden est un plateau de cinéma éclairé de néons. 


Manon Lescaut - Acte I
Pour Hans Neuenfels, le monde est un cirque où les humains sont devenus des êtres infantilisés en rupture avec le couple isolé dans sa bulle émotionnel. Dans l’univers immatériel d’un plateau totalement noir encadré de fins néons, la rencontre de Manon et Des Grieux à l‘acte I nous offre un moment de théâtre enchanteur. Les futurs amants incroyablement beaux entrent chacun d’un côté de la scène puis, comme saisis dans l’instant du coup de foudre hypnotique, les corps et les regards se figent alors que la musique de Puccini s’enfièvre d’émotion pour les isoler de la pesanteur du monde. Un irrésistible épanchement lyrique qui serre le cœur une première fois.

Manon Lescaut - Acte II
A l’acte II, Manon est en quête de nouveaux artifices pour oublier Des Grieux. Fascinée par l’argent facile, Manon s’est égarée et elle s’ennuie dans une richesse glacée, un lit sobre cerné de quelques étagères métalliques remplies de bijoux. Des Ecclésiastiques en costumes stylisés pourpres sont assis sur des chaises encerclant le théâtre des jeux érotiques. Les assauts de la morale chrétienne s’insinuent dans le spectacle d’une Manon plus passive et impénétrable que dépravée. Des Grieux réapparaît et l’intensité passionnelle redouble.

Manon Lescaut - Acte III
L’acte III s’ouvre sur la désolation succédant à un cataclysme. Sombre et évidente allégorie de cette aventure tragique qui conduit les amants au néant. Le décor est déchiré par un trou béant dans lequel les protagonistes vont fuir définitivement le réel pour se perdre.

On accède au comble du sublime théâtral et lyrique avec le dernier acte, le plus bouleversant et le plus insensé. Il faut tout le talent de ces deux artistes pour que le dépouillement scénique mortifère soit reçu comme un raz-de-marée émotionnel. 

Manon Lescaut - Acte IV
Du fond de l’espace, comme un prélude au Jugement Dernier, ils entrent frémissants de désespérance sur le plateau totalement nu et obscur, aveuglés soudainement par les projecteurs. Ils parcourent les quelques mètres avant de s’effondrer au plus près des spectateurs. Cette scène offre aux chanteurs l’occasion de se surpasser dans l’expression des sentiments. Les gestes de tendresse de Des Grieux caressant Manon qui s’éteint sont d’une poignante intensité, puis il s’allonge auprès d’elle pour sa dernière nuit sans réveil.


Kristine Opolais est une Manon bouleversante, émouvante dans sa vérité, pleine de sensibilité et d’intensité vibrante mêlées. Son chant raffiné, sa voix voluptueuse, ses nuances et ses aigus bien projetés expriment toutes les émotions que Puccini avait dû imaginer. Sa présence scénique culmine à l’incandescence dans les duos avec son partenaire.

Jonas Kaufmann est littéralement phénoménal dans le rôle de Des Grieux. Il porte en lui ce personnage ombrageux et romantique, poétiquement et dramatiquement. Modèle d’incarnation aboutie et de chant contrôlé par une technique fascinante, le ténor charismatique fait chavirer le public. L’étoffe et le grain sombre de son timbre, les aigus crucifiants, le pianissimo éthéré, la douceur et la mélancolie, tout est du très grand art.

Ces deux interprètes se ressemblent dans l’expression de leur art. Dans la voix et l’incarnation, il y a la même passion et le même investissement, ils sont ardents, instinctifs et immédiats. Ils se nourrissent mutuellement de leur passion évidente de chanter et se rejoignent dans la joie et la tendresse une fois le rideau tombé.


Markus Eiche
Le plateau vocal est également de grande qualité. Markus Eiche incarne un Lescaut très convaincant et sympathique. Son timbre chaud et velouté de baryton fait merveille face à ses deux partenaires de poids. Un talent dramatique incontestable mâtiné d’une belle élégance de jeu qui lui ont valu une ovation méritée.

J’ai été totalement envoûtée par la direction d’Alain Altinoglu. Ce grand Chef nous a permis d’entendre le raffinement et l’émotion des plus belles pages de Puccini sans tomber dans le sirupeux. Une musicalité vibrante et sensible épousant celle des chanteurs. Les chœurs sont magnifiques et l’orchestre excelle dans les sonorités douces et cristallines sans jamais jouer trop fort.





Jonas Kaufmann et Kristine Opolais déploient des trésors d’émotions, de poésie et d’intuition musicale. Difficile de revenir au réel après un tel spectacle mais passé le choc d’un très grand moment d’opéra viendra la plénitude d’une soirée inoubliable.

Images Bayerische Staatsoper – © Wilfried Hösl


Kristine Opolais et Jonas Kaufmann
Manon Lescaut - 4 décembre 2014


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