"Le Château de Barbe-Bleue" et "La Voix humaine" à l'Opéra Garnier

Les larmes qui encadrent l’existence

Barbara Hannigan (Elle) © Bernd Uhlig

1 décembre 2015: Après Moïse et Aaron, l’Opéra de Paris poursuit sa quête de modernité dans de nouvelles productions qui fascinent grâce au travail abouti et puissant de leurs metteurs en scène. 
Tragédies lyriques en images fortes du Château de Barbe-Bleue  et de La Voix humaine pour lesquelles Krzysztof Warlikowski réussit à rassembler deux univers dans son théâtre étrange et captivant. Un goût pour le fantastique et les larmes déclinés dans deux opéras courts du XXe siècle, Béla Bartók et Francis Poulenc réunis par un fil conducteur : la face sombre et dévastatrice de la passion. 

Bartók connaissait le poids des douleurs. À propos du Château de Barbe-Bleue, il dira : "Au fond nous faisons notre entrée dans le monde avec des larmes et nous en sortons avec des larmes. Elles encadrent notre existence…".
Images poétiques et glaçantes comme deux facettes d’un polar dans une esthétique d’art déco des années 30. Et un tour de force artistique par la fusion accomplie de la musique et du théâtre. 
La musique de Bartók est comme un volcan en éruption qui déverse sa puissance aux sonorités expressionnistes. Celle de Poulenc est un monologue lyrique d’une intensité absolue. Et l’omniprésence de trois voix humaines et à la hauteur : Barbara Hannigan, Ekaterina Gubanova et John Relyea


Ekaterina Gubanova et John Relyea 
Le rideau se lève sur le prologue "Ah mon chant je le cache au fond de moi ? Cela fut, cela ne fut pas: dehors ou bien dedans ? Vieille légende, mais que signifie-t-elle (…) La musique retentit, la flamme brûle, le spectacle peut commencer. Le rideau des cils de mes yeux s’entrouvre. Applaudissez quand il retombera". Le public se trouve engagé dans un questionnement énigmatique. Les chanteurs se prêtent à une numéro de magie avant de plonger dans le fantastique des contes: le Barbe-Bleue de Charles Perreau qui inspira Béla Bartók et Jean Cocteau pour la version lyrique de La Voix humaine par Francis Poulenc.

Puis le huis clos dramatique du Château de Barbe-Bleue  commence. Dans l’obsession de Judith/Ekaterina Gubanova à demander les clés des sept portes à ne pas transgresser, on pense à Rita Hayworth, sensuelle et vénéneuse. Judith est imprégnée - même un peu ivre - de la conviction qu’elle fera entrer la lumière dans le château du Prince, celui pour lequel elle a tout quitté sans le connaître vraiment.


Des images de La Belle et la Bête de Cocteau laissent à penser que celui qui souffre c’est Barbe-Bleue/John Relyea par la défiance que Judith lui inflige. En fond de scène, une vidéo d’enfant qui pleure est en boucle comme un rêve freudien de l’enfant intérieur en souffrance.

Les pièces interdites de lumière sont des cages en verre coulissantes qui dévoilent les secrets et les facettes de la personnalité intime du Prince : la violence, la force, la richesse, la beauté, le pouvoir, la tristesse et enfin, l’amour et le passé. Judith ne verra pas la profondeur de l’âme de l’homme blessé et sa transgression ne sera pas pardonnée. 

Transition brillantissime d’un opéra à l’autre : alors que Judith s’éloigne et laisse Barbe-Bleue seul, "Elle" apparaît derrière les prisons de verre. Démarche saccadée, corps tremblant, regard halluciné : elle vient de tuer son amant. La Voix humaine commence par l’image-choc de l’insoutenable douleur de la séparation qui a conduit au meurtre.


Barbara Hannigan
"Elle", c’est l’impressionnante Barbara Hannigan, figure de femme moderne qui pourrait descendre d’une couverture du magazine du même nom, en smoking griffé et talons vertigineux. Véritable révélation de la soirée, la soprano canadienne subjugue par son intensité dramatique. Alors que l’amant maculé de sang peine à traverser les brèches dans les parois de verre, "Elle" raconte au téléphone les douleurs de la rupture passionnelle. Tragédienne accomplie, à fleur de peau, la soprano n’hésite pas à chavirer dans des postures paroxystiques, les blessures d’amour sont insupportables.  

Autre magicien des lieux, Esa-Pekka Salonen et sa baguette magique qui accompagne cette traversée de miroirs toute en délicatesse orchestrale.



Le Château de Barbe-Bleue/La Voix humaine, de Béla Bartók et Francis Poulenc 
Jusqu’au 12 décembre à l’Opéra Garnier
Mise en scène de Krzysztof Warlikowski - Direction musicale d’Esa-Pekka Salonen -
Avec Ekaterina Gubanova (Judith), John Relyea (Le Prince Barbe-Bleue) et Barbara Hannigan (Elle).
Opéra de Paris le 29 novembre 2015



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