Jonas Kaufmann chante Le Voyage d'hiver à Paris

Architecte d’intérieur

© Espace Lyrique
12 avril 2014: A peine revenu de New York après un bouleversant Werther, le ténor qu’on ne présente plus entamait son tour d’Europe pour s’engager dans le cycle sombre et tragique du Winterreise, Le Voyage d’hiver de Schubert.
Après Barcelone, Genève et Londres, Jonas Kaufmann était sur la scène du Théâtre des Champs-Elysées le 8 avril dernier. En se confrontant aux rôles les plus exigeants, ce chanteur a construit méticuleusement sa réputation de ténor accompli. Interprète caméléon, il se coule dans l’intériorité de ses personnages avec une crédibilité remarquable. Pour lui, toute prise de rôle est une page blanche sur laquelle il a élaboré sa vision du rôle inspirée de son propre ressenti et de la puissance évocatrice de la musique. Sa façon de projeter les émotions dans son chant et son langage corporel est absolument fascinante.

Avec le cycle de Schubert, les défis sont différents. Après avoir tant chanté la passion, Jonas Kaufmann doit entreprendre ce voyage dans une nuit glacée. Winterreise est un long poème racontant la marche désespérée d’un homme trahi par sa bien-aimée. Il se rattache aux souvenirs du passé et erre tel un spectre jusqu’à l’étape ultime de la destinée humaine. Le chanteur semble s’identifier à cet homme en errance, usé, anéanti et figé dans la souffrance. Grâce à l’étendue du talent d’un artiste dans toute sa plénitude, ce voyage intérieur se mue en communion quasi mystique avec le public.


Un an avant sa mort, Schubert plonge dans un état dépressif suite à la disparition de Beethoven. Il découvre Le Voyage d’hiver, les poèmes de Wilhelm Müller qui le bouleversent. Il compose alors ce cycle, en complète harmonie avec l’hiver de son âme. Les deux cahiers de douze leaders présentent un narrateur fantôme qui est "entré dans l'hiver, la nuit, la mort de l'âme". Le premier cahier est le temps du deuil du chagrin amoureux. Le narrateur s'engage dans un long voyage solitaire d’un pas lourd et fatigué. Il visite pour la dernière fois les endroits où ils se sont connus et aimés, puis il traverse des paysages désolés. Cette lente marche dans le dénuement se transforme en descente vers la folie dans le deuxième cahier. C’est le temps de l’errance qui le conduira au néant.

Le ténor adore chanter l’opéra mais il ne peut pas vivre sans lieder "la haute école du chant" selon lui. Le lied exige un travail beaucoup plus minutieux que toute autre discipline vocale, plus de couleur, plus de nuances, une plus grande gamme de dynamique et une approche plus subtile de la musique et des paroles. De sa pratique du lied, il dit "Même comme interprètes nous nous sentons toujours aspirés dans le ressac de ces chants, même si nous savons parfaitement à quoi s'attendre. Je pense que Winterreise a le même effet cathartique qu’un drame grec: l'expérience émotionnelle qui régénère l'âme. Le travail a un effet presque méditatif sur moi car Schubert exprime ces profondeurs émotionnelles avec clarté et simplicité que je trouve éminemment apaisantes et qui me permettent de retrouver mon équilibre intérieur".

Helmut Deutsch et Jonas Kaufmann au TCE
Aminci et lumineux, Jonas Kaufmann entre sur scène d’un pas décidé, suivi de près par son accompagnateur complice Helmut Deutsch. Quelques secondes d’applaudissements puis le ténor s’enracine dans le sol à la recherche d’une extrême concentration. Le visage se défait de son sourire et le regard se perd au loin comme si le monde n’existait plus. Seuls comptent l’obscurité et le silence de la salle pour accéder aux abîmes intérieurs désenchantés du narrateur.
Le lied est un autre monde, un art exigeant et minimaliste, austère pour certains. C’est encore mieux d’être germanophone pour en apprécier la poésie et la force du texte. Le temps d’un concert, Jonas Kaufmann va nous éveiller à l’art du lied. Tout devient évident et pur, débarrassé de tout égo, totalement au service du chant. Le génie de ce ténor semble relever de la réinvention permanente de son rapport aux œuvres musicales. Il est capable d’effacer sa nature passionnée et de sacrifier pour un soir les aigus vertigineux pour se présenter totalement investi dans les profondeurs schubertiennes. Son voyage intérieur est dénué de tout effet inutile. La technique est impressionnante, une vraie leçon de chant. Un chant magnifiquement soutenu et brillant avec une musicalité fascinante. Sur chaque phrase, chaque mot, la couleur de la voix change pour entrer en résonnance avec les émotions du narrateur. Le cheminement intérieur de plus en plus oppressant apporte l’amertume, la tristesse et la douleur, jusqu’au froid intérieur paralysant toute émotion dans les derniers instants du concert. Dans la nuit glaciale imaginaire, le visage du chanteur palît et se fige dans la tension extrême du dernier soupir, le regard s'abandonne au néant. Du très grand art.

Cette soirée est aussi la complicité de deux personnalités qui respirent ensemble. Après avoir travaillé en étroite collaboration depuis de nombreuses années, Jonas Kaufmann et Helmut Deutsch sillonnent le monde pour partager ces moments de récitals. La relation initiale d’élève à enseignant s’est transformée en affinité artistique. Ils ont fait leur premier enregistrement de Winterreise en octobre dernier suivi d’un périple de concerts initialisé au Carnegie Hall de New York en février, puis Barcelone, Genève, Berlin, Graz, Londres, Paris, Prague et Moscou, pour se terminer à la Scala de Milan mi-avril.




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