Otello de Rossini au TCE

Un Maure à Venise

Cecilia Bartoli et John Osborn dans Otello © Hans Jorg Michel
22 avril 2014: Double jubilation au Théâtre des Champs-Elysées en ce mois d’avril avec le retour de Cecilia Bartoli dans un opéra sur une scène parisienne et cinq représentations du très rare Otello, le premier volet du Festival Rossini. Cette production signée par Moshe Leiser et Patrice Caurier créée à Zurich en 2012 nous permet de découvrir cet opéra illuminé par une distribution de haut vol qui a mis l’auditoire à genoux. La diva italienne ne se produisant que dans des récitals consacrés à des compositeurs oubliés ou sur les scènes de Zurich et de Salzbourg dont elle est la Directrice artistique du Festival, sa présence à Paris est un événement. Les amateurs de bel canto ont été comblés par son chant incomparable.

Gioachino Rossini n’a que 24 ans quand il se tourne vers l’adaptation du consistant Otello de Shakespeare, une inspiration que l’on peut qualifier d’originale en ce début de XIXe siècle. Le grand William n’est pas encore bien connu en Italie et il n’existe que quelques traductions françaises de son œuvre. C’est déjà le dix-neuvième opéra du compositeur, écrit après de beaux succès comme Tancrède, L’Italienne à Alger et Le Barbier de Séville. C’est surtout sa première incursion dans un ouvrage seria ("sérieux"), un mélange d’italianité et de drame. Mais Rossini reste Rossini et son langage musical possède les mêmes qualités de vitalité, de rythme et de prodigieux arias et duos.




Edgardo Rocha (Rodrigo), Cecilia Bartoli (Desdemona)
 et John Osborn (Otello) © Vincent Pontet
L’œuvre est très difficile à distribuer vocalement car elle réunit trois ténors pour les premiers rôles masculins hérissés de difficultés techniques. C’est un tiercé gagnant qu’il nous est permis d’entendre où chacun parvient à caractériser son rôle par le seul jeu spécifique de sa voix. Le ténor américain John Osborn et ses vaillants suraigus incarne Otello, le Maure velléitaire et blessé. Dans le rôle de Rodrigo, le jeune Uruguayen Edgardo Rocha est une belle découverte, à suivre désormais. Il séduit d’emblée par la beauté de son timbre et son agilité vocale. Rôdé au chant rossinien, Barry Banks est très convaincant dans le rôle du manipulateur Iago. Cecilia Bartoli est magnifique dans ce rôle écrit pour Isabella Colbran, l’épouse du compositeur qui fût aussi sa muse aux talents lyriques vertigineux.

Alors que plus tard, Verdi mettra l’accent sur les faiblesses d’Otello et surtout sur sa jalousie alimentée par les machinations diaboliques de Iago, Rossini pointe sur la différence sociale comme facteur déclenchant du drame. De plus, l’intrigue s’éloigne un peu de Shakespeare en plaçant Desdemona au centre de l’action. Rossini dessine un portrait moderne de son héroïne et il s’attache au combat de cette femme courageuse et indépendante dont le destin est entravé par le pouvoir masculin sous toutes ses formes. Sa Desdemona est très éloignée de la "blonde" soumise et sacrifiée de Verdi. L’opéra aurait pu aisément s’appeler Otello et Desdemona. Lorsque le rideau se lève, les amoureux ont été contraints de s’unir en secret. On honore le Maure pour ses exploits guerriers mais il sait que la République vénitienne ne l’appréciera pas au point d’accepter son mariage avec une de ses filles. D’entrée, la tragédie est fortement ancrée dans l’environnement politique et social.

Sans être d’une grande finesse, la mise en scène est cependant intéressante. Ses artisans ont en effet le mérite de se concentrer avec efficacité sur ce qui est essentiel à leurs yeux : le rejet raciste d’Otello. Cette production n’évite pas les automatismes scéniques en vigueur comme le cocktail des choristes en tenue de ville, la diva en nuisette ou les mots écrits sur un mur pour marteler un message. Transposée dans l’Italie des années 60, la mise en scène souligne le singulier social des situations. Le premier acte se déroule dans l’antichambre d’un Palazzo où domine un somptueux lustre en verre de Murano. Otello rentre victorieux à Venise après avoir reconquis Chypre pour le compte de la République adriatique. D’emblée, quand le Doge l’interroge sur le choix de sa récompense pour sa victoire, Otello demande des droits civiques. "Enfant d’Afrique, je suis ici un étranger (...) Que l’Adriatique m’accepte comme son fils. Je ne souhaite rien d’autre". Son banal treillis de sous-officier tranche avec l’uniformité des costumes-cravates de la société bien-pensante. Entre discours officiels et apartés méprisants, le malaise s’installe, souligné par quelques attitudes humiliantes envers le serveur, noir comme le vainqueur. 


Telle une égérie du cinéma italien, Desdemona apparaît dans un sage fourreau noir, celui qui moule le corps des veuves siciliennes. Déterminée à revendiquer son indépendance, elle va tenir tête à Elmiro son père qui veut lui faire épouser Rodrigo, le fils du Doge et un personnage inventé par Rossini. Car hors du champ de bataille, Otello n’est plus rien et surtout pas un mari pour Desdemona.

Concision du temps et de l’espace, Rodrigo découvre la vérité sur son rival Otello dans le lieu intime de la chambre de Desdemona. L’endroit où se réfugie Otello déboussolé est un café où se retrouvent d’autres émigrés, le seul endroit où il ne peut redouter d’être de nouveau exclu. La tension dramatique ne cesse de filer crescendo. On connaît la suite : Iago n’aura aucune difficulté pour convaincre Otello de l’infidélité de Desdemona qui abandonnera tout espoir de revoir son époux. Tout à son désespoir mais déterminée, elle s’interpose entre Otello et Rodrigo pour éviter qu’ils se battent en duel. Puis inconsolable, elle se réfugie dans sa chambre où son chagrin trouve un écho dans le chant du gondolier. Femme passionnée et combative jusqu’au bout, elle préfère mourir de la main du Maure s’il ne l’aime plus.

Le bonheur d’écouter toutes ces voix est immense, tous les duos et trios sont diablement virtuoses. Bien sûr, les regards sont tournés vers Cecilia Bartoli, beaucoup sont là pour elle. Le regard habité, halluciné par moment, on sent la mezzo-soprano investie comme jamais dans ce rôle de femme déchirée. Son chant est prodigieux, l’air du saule est aérien et l’affrontement final avec le Maure-John Osborn est un grand moment de bravoure vocale. Les trois ténors – trois amoureux - sont confondants de maîtrise technique chacun dans leur rôle. Trois timbres différents aux couleurs variées pour un enchantement. Une grande soirée jubilatoire pour s’enivrer de cette magie rossinienne dont on ressort ébloui et le cœur léger !


Otello de Gioachino Rossini
Opéra en trois actes (1816)
Livret de Francesco Berio di Salsa, d’après la tragédie éponyme de William Shakespeare

Paris, Théâtre des Champs-Elysées, 17/04/2014
John Osborn (Otello), Cecilia Bartoli (Desdemona), Edgardo Rocha (Rodrigo), Barry Banks (Iago), Peter Kalman (Elmiro), Liliana Nikiteanu (Emilia), Nicola Pamio (Le Doge), Enguerrand De Hys (Un gondolier)
Ensemble Matheus - Chœur du Théâtre des Champs-Elysées


Festival Rossini - Jean-Christophe Spinosi direction - Moshe Leiser, Patrice Caurier mise en scène - Christian Fenouillat décors - Agostino Cavalca costumes - Christophe Forey lumières.

Images Otello TCE © Vincent Pontet 







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