Eugène Onéguine au MET

L’âme russe mise à nu
 
Anna Netrebko (Tatiana) et Mariusz Kwiecien (Onéguine)
7 octobre 2013 : La saison du Metropolitan Opera de New York a ouvert sur une superbe nouvelle production d’Eugène Onéguine de Tchaïkovski. 
Une musique bouleversante, une distribution magnifique et une mise en scène ciselée pour cette grande tragédie romantique de la Russie à la fin du XIXe siècle, inspirée du roman de Pouchkine. 
Sous nos yeux, les destins s’entrelacent douloureusement, créant une tension dramatique immédiate. Car cette production enchante par la qualité du chant mais aussi par une direction d’acteurs rarement égalée. Totalement investis dans leurs personnages, Anna Netrebko, Mariusz Kwiecien et Piotr Beczala sont stupéfiants d’intensité et d’émotion.

Les tableaux d’une beauté absolue sortis d’une œuvre d’Anton Tchekhov s’enchaînent dans une admirable fluidité. Elégance des décors réalistes, lumières somptueuses et superbes costumes d’époque, la mise en scène de Deborah Warner captive par sa poésie et sa sensibilité. La direction musicale de Valery Gergiev introduit une dimension à la fois subtile et tourmentée. 


Anna Netrebko (Tatiana) et Mariusz Kwiecien (Onéguine)
Eugène Onéguine raconte l’échec tragique d’une histoire d’amour avec trois vies brisées. La jeune provinciale rêveuse Tatiana croise le regard d’Onéguine, dandy oisif et cynique. Elle s’enflamme aussitôt alors qu’il se tient à distance de tout sentiment.  Elle lui écrit une lettre passionnée mais il esquive en lui reprochant sa candeur. Après avoir tué son ami Lenski par désinvolture, il ne sortira de son cynisme que quelques années plus tard en revoyant Tatiana. Il devient alors aussi passionné que Tatiana écrivant sa lettre mais la conversion est trop tardive. Elle est mariée, toujours amoureuse d’Onéguine mais elle restera fidèle à son engagement. "Le bonheur était si proche" concluront-ils.

Anna Netrebko (Tatiana)
Anna Netrebko interprète la jeune Tatiana romanesque qui se métamorphose sous nos yeux en une beauté brûlante. L’exaltation succède à la mélancolie et la pétillante soprano devient la plus touchante des héroïnes russes. Une sensibilité frémissante qui s’incarne dans son chant, ses gestes et son regard noir. Propulsée dans l’univers sentimental de ses rêves, Tatiana/Anna est perdue et se consume. On réalise à quel point ce rôle est vocalement et artistiquement fait pour elle. En écho vibrant à ses racines, on la sent en osmose avec la musique, le texte et le jaillissement des émotions enfouies. Elle est fascinante par sa puissance vocale, son timbre somptueux et la force de son incarnation, comme en témoigne sa bouleversante scène de la lettre.

Mariusz Kwiecien (Onéguine)
Familier du rôle-titre, Mariusz Kwiecien incarne un Onéguine plus énigmatique, éloigné du cynisme glaçant consacré. Le baryton polonais séduit par son timbre superbe et enjôleur et son style impeccable. C’est un très grand Onéguine qui sait parer son chant d’une émotion poignante dans les moments dramatiques. L’amoureux désespéré du magnifique duo final est d’une grande intensité. L’alchimie et l’intelligence scénique de ce couple slave fait vivre un grand moment d’opéra. 



Piotr Beczala (Lenski)
Dans le rôle de l’intransigeant et impulsif Lenski, le ténor polonais Piotr Beczala dévoile une sensibilité assez inhabituelle. Lors de la scène du duel, on pense à Werther. Le regard humide d’émotion au souvenir de sa bien-aimée et emporté par le vertige de sa propre mort, il conclut cette scène de façon poignante.

Cette soirée particulièrement émouvante et réussie doit beaucoup au talent inspirée de Deborah Warner. Sous son aspect conventionnel, la production distille une certaine modernité de la psychologie des personnages.  

Quelques trouvailles scéniques habilement intégrées à l’intrigue en accentuent la désespérance. Ainsi, le baiser d’Onéguine à Tatiana tétanisée et humiliée par son rejet auquel répondra la femme mariée sincère avec elle-même dans la scène finale. C’est elle qui scelle le destin du héros dévasté et seul responsable de ce désastre.  
Mais aussi, Onéguine arrivant un sandwich à la main pour affronter son ami en duel. Geste volontairement provocateur masquant le trouble avant de se ressaisir le temps d'un regret. Il ôte les lunettes de Lenski mourant pour leur ultime face à face. Derrière ce geste d’une grande simplicité, le tragique.

Cette production est servie par la performance artistique des trois principaux interprètes dont on partage les tourments avec une rare acuité. On ne pouvait pas rêver une incarnation aussi pénétrante de l’âme humaine. Mais le miracle de cet opéra, c’est surtout le génie de Tchaïchovski d’avoir réussi à exprimer par sa musique l’inexprimable des profondeurs de l’inconscient.

Photos ©Ken Howard/Metropolitan Opera

Anna Netrebko (Tatiana) dans la scène de la lettre ("Puskai pogibnu ya") à l’acte I


Mariusz Kwiecien dans l’aria d’Onéguine ("Kogda bi zhizn") à l’acte I


Piotr Beczala dans l’aria de Lenski ("Kuda, kuda") à l’acte II


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