Werther de Massenet à l'Opéra de Paris

Avec le cœur mais sans les larmes


Karine Deshayes et Roberto Alagna
Werther à l'Opéra Bastille © Julien Benhamou
29 janvier 2014 : Werther revient à l’Opéra de Paris dans la mise en scène légendaire de Benoît Jacquot et sous la baguette de Michel Plasson. Lorsque le rideau se lève sur ce grand retour du chef-d’œuvre de Massenet les ombres de Jonas Kaufmann et Sophie Koch planent encore dans ce lieu. Il y a quatre ans jour pour jour, le couple d’amants romantiques incroyablement beaux et hantés par la tragédie laissa Bastille littéralement sous le choc. Ils apportèrent à ce flux symphonique déchirant une intensité tragique inoubliable. Werther c’est à la fois la simplicité d’une histoire et l’intensité des émotions des protagonistes. Quatre actes pour parcourir les quatre saisons d’un amour impossible : l’éclosion, l’ardeur, la séparation et la mort. Cette musique exige de la part des chanteurs une connexion au centre de gravité des émotions car le chemin est baigné de larmes. 

Ce soir, Roberto Alagna et Karine Deshayes reprennent les rôles de Werther, le poète mélancolique et Charlotte, la jeune fille fidèle à son devoir. La qualité du chant est incontestable et l’implication des artistes est évidente, mais on reste un peu à l’extérieur, en attente de la vague d’émotion. Du cœur à l’ouvrage mais pas de larmes.


Même plongé dans une mise en scène millimétrée et une musique d’une grande puissance évocatrice, l’interprète est face à une page blanche. Evoquer les souffrances de Werther c’est pénétrer ses propres abîmes intérieurs désenchantés pour se projeter dans "l’éternelle torture" d’une âme. Accablé de douleur "Tout mon être en pleure" dit Werther. Le chanteur doit créer l’illusion et puiser dans ses ressources intimes l’expression de la passion et du désespoir. Il lui faut trouver l’inspiration et le langage corporel pour s’engloutir émotionnellement dans un frémissement, une intonation, un regard ou un simple geste de mains qui se frôlent. Roberto Alagna emprunte son propre chemin. Il incarne un Werther intériorisé, stoïque dans la déconvenue amoureuse, les émotions séquestrées dans un corps en trop bonne santé. Le chant du jovial ténor est magnifique. Le timbre est glorieux, les aigus projetés aisément rayonnent de chaleur et la diction est exemplaire. Le torse bombé, les bras collés au corps et les pieds bien ancrés dans le sol, Roberto Alagna canalise toute son énergie dans son chant. La performance est admirable mais Werther n’est pas un roc sans failles ni tourments.



Pour l’Opéra de Paris, il était important de reprogrammer l'un des spectacles les plus prégnants de son histoire. Mais il fallait couper le cordon de la référence à Jonas Kaufmann et Sophie Koch. En cela, l’institution lyrique a fait un excellent choix artistique en confiant les rôles à deux voix parmi les plus belles et représentatives du chant français. Notre ténor national ne manque pas de courage car il en fallait pour prêter le flanc aux comparaisons inévitables du monde lyrique impitoyable. D'ailleurs, Roberto Alagna a dû composer avec une indisposition annoncée le soir de la première : message corporel inconscient pour gagner quelques points d’indulgence ?



On sent plus de frémissement dans l’incarnation de Charlotte par Karine Deshayes. La mezzo soprano française au timbre enchanteur trouve les échos tragiques qui conviennent au personnage. A l’acte III, son air des Lettres est magnifique et elle installe une progression dramatique jusqu'au poignant final. Le baryton Jean-François Lapointe campe un Albert altier un peu distant mais la voix, le style et l’autorité séduisent incontestablement. L’amical sermon du mari inquiet est loin d’inquiéter Werther. Hélène Guilmette est une exquise Sophie au timbre plein de fraîcheur.

Il convient aussi de rendre hommage au chef français Michel Plasson, éblouissant dans son art de faire ressentir toute la dimension dramatique de l’œuvre. Avec intelligence, il déploie nuances et subtilité, et même une certaine tendresse à l’égard des chanteurs. Le public parisien a réservé une ovation touchante à ce musicien sage et réservé de 80 ans. On ne se lasse pas de la magie du duo au clair de lune ni de la tension symphonique à l’ouverture de l’acte IV.



On ne remarque aucun changement dans la mise en scène de Benoît Jacquot dont la fidélité au livret est exemplaire (peut-être une petite "Alagnade" à l’acte III : lorsque Charlotte trop troublée s’enfuie et laisse Werther désespéré, Roberto dénoue sa cravate et tombe le manteau. Un geste de fin de soirée difficile alors qu’il s’apprête à se brûler la cervelle !). Le cadre dépouillé mais drapé de poésie est éclairé comme une peinture flamande, un vaste espace romantique pour mieux laisser respirer cette musique sublime.



Hélène Guilmette, Karine Deshayes, Michel Plasson,
Roberto Alagna et Jean-Philippe Lafont

Werther de Jules Massenet - Drame lyrique en quatre actes
Poème d'Edouard Blau, Paul Milliet et Georges Hartmann d'après Johann Wolfgang von Goethe
Mise en scène de Benoît Jacquot - Décors de Charles Edwards – Costumes de
Christian Gasc - Lumières de André Diot (d'après les lumières originales de Charles Edwards)
Orchestre de l’Opéra national de Paris - Maîtrise des Hauts-de-Seine ⁄ Chœur d’enfants de l’Opéra national de Paris - Direction musicale de Michel Plasson

Représentation du 22 janvier 2014 avec Roberto Alagna (Werther), Karine Deshayes (Charlotte), Jean-François Lapointe (Albert), Hélène Guilmette (Sophie), Jean-Philippe Lafont (Le Bailli), Luca Lombardo (Schmidt), Christian Tréguier (Johann)
Production originale du Royal Opera House, Covent Garden, Londres (2004)

Photos Opéra de Paris © Julien Benhamou

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