Les Champs de
pavots du Prince Ildar
Ildar Abdrazakov en Prince
Igor
©Cory Weaver/Metropolitan Opera
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9 mars 2014 :
C’est le grand retour du Prince Igor au
Metropolitan Opera de New York après près d’un siècle d’absence. Cet ouvrage d’Alexandre Borodine retrace la
fondation de la nation russe au XIIe siècle.
La nouvelle production de Dmitri Tcherniakov explore
l’esprit tourmenté du prince déchu dans un voyage intérieur saisissant. Le metteur
en scène russe est connu pour son penchant pour la transgression assaisonnée
d’invraisemblances ou de fantaisies agaçantes. On se souvient de la récente Traviata de la Scala en décembre dernier
qui a divisé le public milanais, ou encore ses jeux de rôle freudiens du Trouvère bruxellois en 2012 et son Don Giovanni dérangeant d’Aix en 2010.
Pour ce Prince Igor, pas de détour ni de
subversion mais une mise en scène captivante et magnifique. Très inspiré par l’histoire
russe, Tcherniakov signe ce spectacle où chanteurs et chœurs nous font vivre un
superbe moment de théâtre. Une réussite artistique sur tous les plans :
décors, costumes, direction d’acteurs et mouvements de scène. Côté
interprétation, une distribution de grande qualité – en majorité russophone - avec
le rôle-titre interprété par la basse russe Ildar Abdrazakov dont la
profondeur abyssale et expressive de la voix donne des frissons. Alternant
lyrisme russe raffiné et explosions orchestrales brillantes, l’écriture riche
de Borodine charme et captive sans faiblir.
L’intrigue s’inspire des
événements historiques du poème épique "Le
dit de la campagne d’Igor", une œuvre littéraire retraçant la campagne
militaire menée par le Prince Igor contre les Polovtsiens. Ces guerriers nomades conquéraient des
territoires de plus en plus vastes, de la mer d’Aral à la mer Noire, pillant les
villes russes au passage.
Pour son
livret, Borodine s’inspire
d’une pièce de Vladimir Stassov, journaliste et critique d’art du XIXe siècle. Le
compositeur meurt en laissant son
unique opéra inachevé. L’ouvrage fût reconstitué à plusieurs mains à partir de
notes éparses par ses amis et éminents compositeurs Nikolaï Rimski-Korsakov et Alexandre
Glazounov, son élève. Le Prince Igor fût
créé au théâtre Mariinsky de Saint-Pétersbourg en 1890, trois
ans après la mort de Borodine. La première - et seule - production du Met en
1917 reprenait d’ailleurs les décors et les costumes de la création en Russie. L’œuvre
est composée d’un prologue et de quatre actes, présentée en trois actes dans la
production du Met, la version la plus authentiquement "borodienne".
De g. à d. : Sergey
Semishkur (Vladimir Igorevitch)
Ildar
Abdrazakov (Prince Igor) Oksana Dyka (Yaroslavna)
Anita Rachvelishvili (Kontchakovna) ©Cory
Weaver/Met
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Borodine est dépeint comme un
homme noble, généreux et débordant de vie. Musicien autodidacte, il était
également médecin et chimiste de renommée (ses travaux sur les aldéhydes sont
remarquables et une réaction chimique porte son nom). L’homme était étranger à
la mauvaise humeur et animé de passion dans beaucoup de domaines. Sa musique
est à son image et il a rendu Le prince
Igor épique avec de l’action mais pas de tragédie ni d’excès de violence. Il
y a surtout de la noblesse, de l’amour, des déchirements, une trahison, du
désespoir et de l’humanité. Il parvient à rendre chaque personnage digne
d’intérêt et touchant, même le "méchant" ne réussit pas à être
totalement antipathique. La musique de Borodine coule de source sans un seul moment
d’affaiblissement et ses mélodies épousent les tourments de l’âme humaine.
Tout commence
un jour d’éclipse solaire, un mauvais présage pour le Prince qui s’apprête à
braver les Polovtsiens qui menacent sa ville de Poutivle. Un début éminemment mystique
qui laisse à penser que le destin des hommes est écrit dans le ciel. Le soudaine obscurité
céleste préfigure l’avenir sombre qui attend le Prince dans un moment musical fort.
Sa femme Iaroslavna et son peuple le
conjurent de renoncer mais le sentiment patriotique est le plus fort, il part
avec son fils Vladimir combattre le Khan Kontchak. Il récoltera la défaite,
l’humiliation, les blessures physiques et psychologiques.
Stefan
Kocan (Khan Kontchak) et Ildar
Abdrazakov (Prince Igor)
©Cory Weaver/Metropolitan Opera
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Dans cette épopée
épique, Tcherniakov explore avec talent les tourments existentiels d’un Prince meurtri
au plus profond de lui-même. Le prisonnier blessé délire dans un immense champ
de pavots rouges, paysage somptueux et poétique sorti de l’imagination du
metteur en scène. Une vraie réussite et un écrin bucolique pour les amours de Vladimir,
le fils d’Igor qui s’est épris de Kontchakovna, la fille du Khan. Sur la terre
ennemie, il n’y a pas de violence et le Khan va même jusqu’à proposer de
partager son propre pouvoir. Devant le Prince préoccupé par son retour dans sa
patrie, il lui fait le cadeau de la mélodie irrésistible des "Danses Polovtsiennes",
une des plus belles musiques qui fera le tour du monde. Le pouvoir vacant en Russie est
confié à son beau-frère, le prince Galitzky qui en profite pour comploter
contre lui. Igor parviendra à s’échapper et retrouvera ses terres. C’est un
prince décomposé par le remords et hanté par ses pulsions d’autodestruction qui
revient dans son palais en ruine, alors que sa femme et son peuple le croit
mort. Tout est à reconstruire avec son peuple.
Le jeune et charismatique
Ildar Abdrazakov incarne le Prince
Igor pour la première fois de sa carrière. Après des débuts très remarqués à la
Scala à 25 ans, il chante Mozart et le répertoire italien. Il est stupéfiant
d’humanité et de justesse d’incarnation dans ce rôle de prince russe héroïque et
vulnérable. Ses moyens vocaux sont impressionnants avec des graves profonds
emprunts de mélancolie et de désespoir.
Il fait partie de cette nouvelle
génération de chanteurs qui habillent leur chant d’intensité dramatique et on
découvre sa richesse d’interprétation au fil des actes. Au début de l’acte I, on
est touché par son regard sombre habité et désemparé dans une vidéo en
gros plans. Meurtri et humilié par la défaite, il gît les yeux hagards dans la
boue, éclaboussé du sang des combats. Il reprend peu à peu conscience...tout en délirant dans les effluves des fleurs de pavot.
L’émotion culmine dans la
dernière scène : lors du retour dans les ruines fumantes, muré dans son silence
coupable alors que son peuple l’acclame, son premier acte de pouvoir retrouvé sera
de montrer le chemin de la reconstruction.
Ildar Abdrazakov est un magnifique et inoubliable Prince Igor.
Ildar Abdrazakov est un magnifique et inoubliable Prince Igor.
Il est entouré de Stefan Kocan
qui campe un excellent Khan Kontchak et de Mikhail Petrenko dans le rôle du détestable
Prince Galitski.
Sergey Semishkur qui fait ses débuts au Met dans le rôle de
Vladimir Igorevitch, tout comme Oksana Dyka dans le rôle de l’épouse tourmentée
Yaroslavna. Anita Rachvelishvili fait une très belle prestation dans le rôle de
l’ardente Kontchakovna.
Dans la fosse, le chef italien Gianandrea Noseda dirige
les Chœurs et l'Orchestre du Metropolitan Opera qui déploient ces couleurs
slaves avec une belle intensité.
Images ©Cory Weaver/Metropolitan Opera
Images ©Cory Weaver/Metropolitan Opera
Ildar
Abdrazakov dans Le Prince Igor au Metropolitan Opera
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