Manon Lescaut de Puccini au ROH

Londres de choc !

Kristine Opolais et Jonas Kaufmann
ROH ©Bill Cooper
26 juin 2014: Dès les premières mesures, l’alchimie orchestrale de Manon Lescaut nous cueille au plus profond de nous-mêmes et réveille les émotions. Avec Giacomo Puccini, les chanteurs savent d’emblée qu’ils entrent en scène pour se consumer dans le drame. Au Royal Opera House de Londres, Kristine Opolais et Jonas Kaufmann l’ont bien compris. On attendait beaucoup de ce nouveau couple lyrique et nos attentes furent comblées. Ces deux tempéraments lyriques immortalisent ce mélodrame flamboyant dans des duos passionnés. Un degré d’ébullition rarissime et une autre façon d’être présents dans l’inspiration de Puccini, tellement incarnée, presque dépassée, que l’impact de leur chant est d’une puissance rarement égalée. Deux voix qui s’accordent à merveille dans une fusion parfaite des sensibilités et des timbres.

Jonathan Kent signe une mise en scène épicée de sensualité et transpose l’argument dans l’univers contemporain d’un motel, d’une salle du jeu, d’une chambre d’hôtes de charme et de la prostitution filmée en télé-réalité. Même si l’adaptation est osée, elle ne côtoie jamais la vulgarité et encore moins l’ennui car elle repose sur la fascination provoquée par ces deux interprètes incroyables de présence. Le sang puccinien coule dans les veines d’Antonio Pappano, pimentant cette partition de ses plus belles envolées orchestrales d’un lyrisme caressant.


Puccini s’inspire du roman immortel de l’Abbé Prévot, La véritable Histoire du Chevalier des Grieux et de Manon Lescaut, un témoignage lucide sur l’immoralité des mœurs de l’époque et l’histoire d’une passion fatale qui peut se résumer en quelques mots. Au premier regard, c’est le coup de foudre entre Manon et Des Grieux. Mais Manon est fascinée par l’argent facile et elle lui inflige la trahison innocemment commise. Puis Manon s’ennuie dans une richesse glacée loin de la passion de l’étudiant sans le sou. Elle rêve de le retrouver et il réapparaît. Mais ses penchants irrépressibles la conduisent jusqu’à la prison en Louisiane. Dans cette aventure infernale, Des Grieux ne négligera aucun moyen pour la suivre, jusqu’à la chute inéluctable.

Stimulé par le succès de l’œuvre de Massenet huit ans auparavant, Puccini tint absolument à mettre à son tour le roman de l’abbé Prévost en musique, en le traitant "à l’italienne", c’est-à-dire en exaltant les passions. Il ne fallut pas moins de sept adaptateurs successifs pour satisfaire le compositeur. Si cette œuvre est si riche et si puissante à entendre, c’est qu’il n’a jamais caché ce désir de plaire en s'efforçant de "donner, de toutes ses forces et par tous les moyens, le sens de la vie".

Kristine Opalais est une Manon lumineuse, pleine de sensibilité et d’intensité poignante mêlées. Son chant raffiné, sa voix voluptueuse, ses nuances et ses aigus bien projetés expriment toutes les émotions dont Puccini avait dû rêver. Et dans toutes les situations : de la pureté de l’innocence à l’acte I jusqu’au désespoir de l’acte IV, elle sait aussi demeurer énigmatique, indéchiffrable aux yeux de son amant lors de l’acte II. Une présence scénique évidente culminant à l’incandescence dans les bras du plus brûlant des Des Grieux !

Jonas Kaufmann nous avait prévenus : sur scène, il oublie tout. Et il faut une bonne dose de déconnexion pour pénétrer l’âme si passionnée de Des Grieux. Un peu timide et maladroit lors de la rencontre sur le parking du motel, il déploie tout son talent dramatique dans l’enfer de la passion. Jonas Kaufmann, c’est le don de soi incarné dans la musique. Le ténor campe un Des Grieux désespéré, abattu, cloué par la force de ses sentiments. Ce timbre unique, cette richesse musicale qui transforme tout en or, ce pianissimo aérien, cette puissance des aigus, tout est là, sublimé par la musique de Puccini. Et tout lui va : la fascination douloureuse du fruit défendu, le repos refusé à la victime d’une intense passion et la lame de fond émotionnelle de la mort de Manon.


"Je l’aime avec une passion si violente qu’elle me rend le plus infortuné de tous les hommes." écrivait l’Abbé Prévot. A aucun moment ne s’installera entre la musique de Puccini et ses interprètes le répit protecteur de la voix. Kristine Opolais et Jonas Kaufmann se nourrissent de l’essence même de l’art lyrique et domptent les notes escarpées de ces duos passionnés qui font le bonheur des mélomanes. A cela s’ajoute, la beauté et la sincérité des regards, les échanges à fleur de peau et la recherche permanente d’un réalisme sentimentale électrisant.

Il faut beaucoup de force de caractère et d’abnégation pour son art pour accepter de mettre à nue une parcelle de son âme. Peu de chanteurs y parviennent avec autant de sincérité. Aussi, lorsque Manon et Des Grieux arrivent au bout de la route brisée d’un désert imaginaire, superbe métaphore du chaos de leur destin, la tristesse et l’émotion nous envahissent. Car nous sommes touchés, presque gênés, d’être les témoins silencieux de l’intimité de ce dernier instant si déchirant, dans un moment de maîtrise absolue de la mélodie. Pendant longtemps, l’image de cette mort de Manon continuera de nous fasciner !



Photos Royal Opera House, ©Bill Cooper


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire